CHAPITRE III

— Je ne connais vraiment qu’une seule planète habitée – si l’on peut dire habitée – qui soit encore plus désagréable que celle-ci…

Le capitaine Joe Koel était accoudé au bar métallique et sirotait un joko – une boisson légèrement fermentée, et très agréable, faite avec un fruit de la planète Lucca – et fumait un long cigare jaune clair qui dégageait une vague odeur anisée.

— Et quelle est cette planète ? demanda Rad Bissis.

— Oh ! tu ne la connais certainement pas, même de nom. Elle se trouve dans le secteur 113 de la galaxie, pas très loin de l’endroit où se sont produites les explosions cosmiques d’il y a dix ans, et elle s’appelle Boga. On peut dire qu’ici c’est le vrai luxe à côté de ce qu’on y trouve…

Koel regardait son second d’un œil amical. Il était très fier de ce grand jeune homme intrépide avec qui il avait partagé l’honneur d’être invité à la table du commandant Jokron, l’un des plus illustres astronautes de la galaxie.

Le capitaine était volontiers tutoyeur. Il tutoyait toujours tous ses subalternes lorsqu’ils étaient plus jeunes que lui, ce qui était généralement le cas. Mais il était extrêmement rare qu’il tutoyât son officier en second. Et quand il le faisait – ce qui était maintenant le cas avec Rad – c’était le signe tout à la fois d’une très haute estime et d’une vive affection.

Lorsque Rad Bissis, quinze jours plus tôt, avait été affecté au Phihuc, Koel l’avait d’abord considéré sans prévention, mais sans beaucoup de chaleur. Le jeune homme lui avait semblé un peu indolent et un peu naïf, bien qu’assurément compétent et cultivé. Mais ce que le capitaine prisait par-dessus tout, c’étaient les qualités de caractère et de courage. Depuis l’affaire du scaphandre mystérieux – qui remontait à trois jours – il jugeait Rad d’un tout autre œil, et maintenant il le « couvait », comme s’il eût été son propre fils.

Il faut dire que Rad lui rendait son affection. Lui aussi avait d’abord été un peu réticent envers ce capitaine parfois bourru et dont les manières lui avaient semblé trop familières.

Mais il avait découvert que c’était un homme de cœur et de courage.

Ainsi naissent les grandes amitiés. Et il n’en est pas de plus solides que celles qui se forgent entre astronautes.

— Oui, reprit Koel. Ici, il y a au moins quelques grandes salles de réunion à peu près convenablement aménagées, un restaurant où l’on mange tant bien que mal, deux ou trois bars, des chambres presque correctes, quelques boutiques, et même une salle de spectacles tridimensionnels qui parfois fonctionne. Mais sur Boga ! On y loge dans des terriers de lapins. Et cette planète est ainsi faite qu’il ne peut pas en être autrement… Pourtant dix mille hommes y vivent… Dix mille hommes, mais pas une femme. Il est vrai qu’ils n’y restent que trois mois au maximum, et je te jure que c’est bien suffisant…

— Mais pourquoi s’obstine-t-on…

— Pourquoi s’obstine-t-on à vivre sur une telle planète ? Eh ! C’est simple… On y trouve du zygon…

— J’ai compris, dit Rad.

Le zygon était un métal rarissime indispensable à la construction de certains appareils astronautiques.

Joe Koel était intarissable quand il se mettait à raconter des histoires sur les planètes plus ou moins bizarres qu’il avait visitées au cours de sa carrière déjà longue, et Rad l’écoutait avec ravissement. Il rêvait lui aussi de voyages innombrables. Et d’aventures.

Le capitaine fit signe à une charmante serveuse de renouveler leurs consommations. Elle emporta leurs verres vides et leur ramena deux verres pleins d’un liquide doré et pétillant.

— J’adore le joko, dit Koel. Il est rafraîchissant et ne monte pas à la tête.

La salle où ils se trouvaient était entièrement métallique, avec un plafond voûté où des ventilateurs brassaient l’air épais et chaud. Pas de fenêtres, mais, sur une des parois, de gros hublots permettant de voir au-dehors. On apercevait, sous un ciel bas et rougeâtre, des constructions de métal et, dans une vaste cour, de gros véhicules blindés, clos de toutes parts. Plus loin, et un peu noyée dans la brume, mais dominant toutes les bâtisses, se dressait l’énorme masse du porte-destroyers Gaurisankar, qui faisait escale sur Verga V pendant trois jours, pour se ravitailler en uranium.

Verga V était une planète de la catégorie D, c’est-à-dire une de celles où on ne peut sortir au-dehors sans un scaphandre lourd, et où les hommes avaient néanmoins installé quelques établissements et un semblant de ville parce qu’on y trouvait en abondance les matières premières des industries nucléaires.

— Un cigare ? dit Joe Koel.

— Non, capitaine. Je préfère ne pas en abuser.

— Bah ! On n’est pas de repos tous les jours. Et les distractions ne sont pas tellement nombreuses ici…

Dans la salle où ils se trouvaient, une centaine de personnes, assises au bar ou autour des tables, consommaient des boissons variées, fumaient, bavardaient, ou jouaient au biloa, un jeu qui faisait fureur depuis quelque temps dans cette partie de la galaxie, et qui se jouait avec une quinzaine de petits dés. Les astronautes du Gaurisankar, reconnaissables à leurs uniformes gris clair, étaient les plus nombreux.

— Ce n’est pas souvent que nous avons autant de monde, dit la serveuse.

— Ça ne doit pas être drôle tous les jours, ici, dit Koel.

— Oh ! Il y a les cargos qui emmènent le minerai sur d’autres planètes. Et un petit astronef de voyageurs toutes les semaines. Non, ce n’est pas très drôle, mais on s’y fait.

Un grand écran qui était au fond de la salle s’illumina. C’était l’heure de l’émission des informations galactiques. Un speaker apparut, vêtu d’un blouson de moak bleu. Koel et Bissis ne l’écoutèrent que distraitement. Mais tout à coup le capitaine tendit l’oreille. Le speaker disait :

« Le mystérieux scaphandre, découvert dans la ceinture d’astéroïdes de l’étoile Loho par le capitaine patrouilleur Koel et son second Bissis, vient d’arriver sur Mars, où il a été aussitôt transféré au Centre Minéralogique de cette planète, le plus réputé de la galaxie. Les experts, après un premier examen rapide de la matière inconnue dont est constitué le scaphandre, ont déclaré qu’ils se croyaient en mesure de pouvoir ouvrir celui-ci dans un délai de dix à douze jours. Il n’est pas douteux que, s’ils réussissent, de nouvelles indications pourront être recueillies sur l’étrange voyageur. »

Joe Koel frappa joyeusement sur l’épaule de son second.

— Nous voilà encore à l’honneur, Rad !

La serveuse, qui avait elle aussi écouté cette annonce, les regarda avec admiration.

— C’est vous qui avez trouvé ce scaphandre ? demanda-t-elle.

— C’est nous, en effet, dit modestement Koel.

— Mes compliments. Où est-ce exactement, cette planète Mars, dont le speaker vient de parler ?

— C’est une planète du système de l’étoile Sol, le vieux Soleil, qui éclaira les premiers hommes. La planète mère, la Terre, est tout à côté.

— Ah ? Je ne savais pas.

— C’est sur la Terre que je suis né, dit Rad.

— Elle est belle, cette planète Terre dont on parle tant dans les livres d’histoire ?

— Très belle, toute verte, avec de grandes villes et de magnifiques jardins, et des océans.

— Vous comprenez, reprit la serveuse, moi je ne suis jamais allée plus loin qu’Ola. C’est mieux qu’ici, la ville principale est bien plus grande, mais enfin il n’y a pas de jardins, et on ne s’y promène pas non plus à l’air libre.

Ce doit être bien agréable d’aller où on veut sans scaphandre…

— Pour ça oui ! s’exclama Koel. Moi, je ne connais pas la Terre. Je suis né sur Boha II, dans la constellation du Tigre. Une belle planète aussi… Je t’y mènerai un jour, Rad.

— Avec plaisir, capitaine…

Ils en étaient là de leur conversation lorsqu’un grand jeune homme qui portait sur son béret rond l’insigne des ingénieurs des mines s’avança vers eux.

— Le capitaine Koel ? demanda-t-il.

— C’est moi.

— Je suis chargé de vous apporter cette invitation…

Il tendit une enveloppe que Koel ouvrit aussitôt. Un petit carton portait ces mots :

« Le directeur des Mines de la planète Verga V prie le capitaine Joe Koel et son second, le lieutenant Rad Bissis, de bien vouloir lui faire l’honneur de déjeuner aujourd’hui à sa table. »

— Je suis chargé de vous emmener, dit l’ingénieur, si vous voulez bien accepter cette invitation.

— Tout l’honneur est pour nous, dit Koel, et nous acceptons bien volontiers. Où est-ce ?

— À deux cents kilomètres d’ici. Mais je vous emmènerai dans mon autoplan. Le commandant Jokron sera là également. Il a même déclaré qu’il serait enchanté de vous revoir à ses côtés.

Koel jeta un regard malicieux à son second, comme pour lui dire : « Hé, hé ! Nous sommes en train de devenir des personnages importants ». Il demanda :

— Devons-nous prendre nos scaphandres ?

— Il est plus prudent de les prendre. Mais vous n’aurez pas à les mettre. Voulez-vous me suivre…

Ils quittèrent le bar, suivirent un long couloir aux parois métalliques et aboutirent dans un vaste hangar hermétiquement clos où se trouvaient une quinzaine d’autoplans. Ils prirent place dans l’un d’eux, qui pouvait emmener cinq ou six personnes. Le jeune ingénieur s’installa au volant, ferma les parois coulissantes, s’assura que tout était bien clos, mit en marche le système d’alimentation en oxygène et mena le véhicule jusque vers le sas de sortie, dont la porte s’ouvrit automatiquement. Ils pénétrèrent dans le sas dont la porte interne se referma derrière eux. Une minute s’écoula, et la porte avant s’ouvrit. Ils démarrèrent, traversèrent une grande cour et quelques instants plus tard ils filaient, à plus de deux cents kilomètres à l’heure, au-dessus d’un champ de glace, dans un morne paysage, sous un ciel bas, d’un rouge sale.

Les autoplans – dont on se servait surtout sur les planètes des catégories C et D – étaient montés sur roues et pouvaient rouler au sol quand la nature de celui-ci le permettait. Mais grâce à des réacteurs placés sous le véhicule, ils avaient la faculté de s’élever de quelques mètres et pouvaient ainsi évoluer au-dessus de terrains même assez accidentés. Les routes étaient donc inutiles, et ces véhicules rendaient aisée l’exploration des planètes inconnues ou mal connues.

L’ingénieur pressa sur l’accélérateur. Bientôt, ils marchèrent à plus de cinq cents à l’heure, au-dessus de la sinistre plaine glacée. Vingt minutes plus tard, ils virent apparaître, derrière une légère ondulation de terrain, les installations minières. Quand ils furent plus près, ils aperçurent des hommes en scaphandres qui manœuvraient des grues, des bennes, des camions blindés.

Le bâtiment de la direction – en acier, comme toutes les constructions qui existaient sur Verga V – semblait assez vaste. Rad, qui n’avait encore jamais visité une planète de la catégorie D, regardait de tous ses yeux.

*

* *

Le directeur de la mine, Han Wilty, un homme d’une cinquantaine d’années, blond et vigoureux, les reçut avec beaucoup de simplicité et de cordialité. Ils firent la connaissance de sa femme, de son fils, Bel, qui le secondait dans ses travaux, et de sa fille, Nora, une jolie blonde de dix-huit ans, qui revenait de faire des études médicales sur la planète Brael – car les études qu’on pouvait faire sur Verga V ne menaient pas très loin. Le commandant Harf Jokron ne tarda pas à arriver, et l’on passa à table.

— Excusez mes robots-serveurs, dit la maîtresse de maison. Ils ne sont pas du dernier modèle.

— Ils sont parfaits, dit le commandant.

On parla de l’exploration minière, qui s’étendait d’année en année. On parla, bien entendu, du mystérieux scaphandre, et Koel et Bissis durent refaire le récit de sa découverte.

Rad était assis à côté de Nora Wilty, qui se montrait charmante avec lui, si charmante qu’il rougissait à tout propos. Il rougit bien plus encore quand Koel, puis le commandant Jokron firent son éloge. La jeune fille l’impressionnait beaucoup. Il la trouvait très belle, intelligente, pleine de tact et de douceur. Mais chaque fois qu’elle lui posait une question, il commençait à bégayer. Le commandant l’observait d’un œil indulgent.

La conversation, inévitablement, tomba sur les durups.

— Qu’est-ce que c’est au juste que ces étranges créatures ? demanda le directeur des Mines.

Ce fut le commandant Jokron qui répondit.

— Au fond, on ne sait pas grand-chose sur elles. On ignore d’où elles viennent. Elles sont même si éloignées de tout ce qu’on imagine quand on pense à une créature vivante que la première fois où elles se sont manifestées, il y a un peu plus de cinq ans, dans un des grands archipels d’astéroïdes qui se trouvent dans la constellation du Cerf, aux confins de la galaxie, on a cru qu’il s’agissait d’un phénomène naturel encore inconnu.

— Vraiment ? fit Nora.

— Vraiment. Cela ressemblait à une pluie de feu. Une petite escadrille d’astronefs transportant des marchandises fut décimée. Il fallut plusieurs mois, et de nouvelles attaques de ce genre, pour que l’on commence à comprendre qu’il s’agissait d’attaques voulues, préméditées et organisées par des êtres intelligents. Les durups, d’ailleurs, peuvent prendre toutes sortes de formes. Leur aspect le plus courant est celui d’une boule lumineuse, généralement de couleur verte, et susceptible de naviguer dans l’espace à des vitesses voisines de celles des astronefs.

— Que c’est étrange, dit Nora. D’où vient leur nom ?

— Oh ! C’est tout simple… Ces boules de feu émettent une vibration stridente, d’une nature inconnue qui traverse même les coques des astronefs à faible distance : Cette vibration, d’ailleurs intolérable, est perceptible pour l’oreille. Cela ressemble à un cri suraigu : duuuu ruuuuup… duuuu ruuuuup… D’où le nom.

— On a pu en capturer ?

— Jamais… On peut les détruire, mais pas les prendre… Toutes les tentatives qui ont été faites ont échoué. Les durups, lorsqu’ils sont menacés de capture, se volatilisent littéralement… Mais il est possible de les anéantir de diverses façons : rayons atomiques, flux Gamma…

— Mais comment est-on sûr, demanda Bel Wilty, qu’il s’agit bien de créatures vivantes ?

— On le sait de cent façons, et je n’entrerai pas dans le détail, mais je vais vous indiquer quelques faits convaincants et peu connus du public, qu’on ne veut pas affoler. Bien entendu, on ignore tout de leur structure, de leur mode de vie, de leurs mœurs. Mais on a constaté que leurs attaques contre les astronefs, surtout lorsqu’elles étaient massives, étaient menées selon toutes les règles d’une stratégie subtile. Ils savent battre en retraite quand il le faut, préparer des sortes de guet-apens. Ils connaissent l’art des feintes, des attaques de flanc. Enfin, on a pu découvrir qu’ils correspondaient entre eux, en émettant des radiations très spéciales, mais qui ont pu être captées. Certains de leurs messages ont même pu être partiellement déchiffrés par le professeur Hel Sitine. Mais il y a des faits plus troublants encore. On a aujourd’hui à peu près la conviction que les durups sont parfois renseignés – ce qui supposerait un réseau d’espionnage ou des moyens de détection extraordinaires – sur les mouvements de nos astronefs.

— Non ! s’exclama Han Wilty.

— Eh ! si… Il y a des choses que je n’ai pas le droit de vous dire, mais vous pouvez me croire sur parole. Ce qu’il y a de terrible, c’est que nous ne savons même pas où vivent habituellement ces créatures. L’espace semble être leur élément naturel, et elles paraissent avoir une prédilection pour les groupes d’astéroïdes, où elles peuvent jouer facilement à cache-cache avec nous. Mais nous ne pouvons pas en dire davantage…

— Leurs armes ? demanda le fils du maître de maison.

— À ce sujet, le mystère est aussi épais. Les durups n’ont certainement pas d’armes au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire des engins extérieurs à eux-mêmes. Ce sont les vibrations même qu’ils émettent – lorsqu’ils sont très nombreux – qui font exploser les astronefs ou tuent leurs occupants. Pour reprendre une comparaison très juste qui a été faite par le professeur Hel Sitine, je dirai qu’un homme attaqué par une guêpe n’est pas en grand danger, mais que s’il est assailli par tout un essaim hostile… Avec les durups, c’est un peu la même chose, mais avec cette différence toutefois que les durups sont supérieurement intelligents. Jusqu’ici, ils ne se sont pas attaqués aux planètes, ce qui est heureux. Ils ne s’attaquent qu’aux astronefs, dans des secteurs qui jusqu’à maintenant sont assez limités, mais qui peuvent s’étendre. C’est pourquoi maintenant les vaisseaux de l’espace sont pour la plupart armés. C’est pourquoi aussi on a construit des porte-destroyers destinés, avec leurs petits patrouilleurs rapides, à pourchasser les durups partout où ils sont signalés. Voilà qui explique notre présence ici… Car, vous ne l’ignorez pas, les durups se sont manifestés dans la ceinture d’astéroïdes qui entoure votre soleil…

— Hélas ! fit Han Wilty. Nous avons déjà perdu six cargos… Mais pourquoi diable ces créatures s’attaquent-elles aux astronefs ?

Le commandant Jokron eut un sourire :

— J’aimerais pouvoir le leur demander… Peut-être tout simplement parce que ce jeu les amuse…

Nora Wilty se tourna vers Koel et lui demanda avec un charmant sourire :

— Avez-vous déjà détruit beaucoup de durups, capitaine ?

— Oui, pas mal…

Mais Koel n’aimait pas insister sur ses propres exploits.

On passa dans une autre pièce pour boire le suju, un breuvage chaud, dont l’arôme était encore plus fin que celui du café que l’on consommait autrefois sur la planète mère.

Rad Bissis se sentait maintenant moins intimidé. Nora avait tout fait pour le mettre à l’aise. Il bavardait maintenant avec elle aussi familièrement que s’il la connaissait depuis des mois. Et il la dévorait des yeux. Il se sentait très ému par il ne savait quoi qu’il n’avait encore jamais éprouvé.

*

* *

Dehors, la nuit était tombée, une nuit sans étoiles, car les vapeurs rougeâtres qui recouvraient presque constamment la planète cachaient le ciel. Mais le petit salon où ils continuaient de bavarder était si agréable, si douillet, qu’ils auraient pu se croire sur un globe beaucoup plus hospitalier.

Le commandant Jokron se leva.

— Je crois qu’il est temps que nous prenions congé, dit-il.

Il se tourna vers ses subordonnés.

— Je vous emmène ? Il y a de la place dans l’autoplan qu’on a bien voulu me prêter pour venir ici. Quant à vous, mes chers hôtes, je…

Il s’interrompit au milieu de sa phrase, l’oreille aux aguets, le visage soudain sévère.

— Qu’est-ce que c’est ? dit-il.

Un bruit venait du dehors, faible encore, mais caractéristique pour une oreille exercée. Joe Koel, le premier, s’écria :

— Pas de doute… Les durups…

Comme pour confirmer cette affirmation, le bruit soudain s’amplifia, devint aigu… Duuuu ruuuuup… Duuuu…

Le commandant Jokron saisit par le bras le maître de maison.

— Vite, menez-nous au garage des autoplans… Vous, mesdames, mettez vos scaphandres et descendez dans les caves… Vite… Vite…

Duuuu ruuuup… Le bruit perçant retentit de nouveau tandis qu’ils couraient dans un couloir. Dans le garage, une dizaine de scaphandres étaient pendus. Les trois astronautes revêtirent les leurs en hâte.

— Ouvrez le sas ! hurla Jokron, tout en prenant les pistolets atomiques qu’il avait eu la précaution d’emporter dans son autoplan. Ouvrez le sas…

— Vous ne voulez pas sortir, fit leur hôte d’une voix blanche. Ce serait de la folie.

— Ouvrez le sas ! hurla Jokron en ajustant son casque.

L’autre obéit. Jokron lui cria encore :

— Et prévenez immédiatement le Gaurisankar de ce qui se passe…

La porte interne s’ouvrit. Les trois officiers s’y engouffrèrent. Ils trépignèrent d’impatience en attendant que la porte externe leur livrât passage. Duuuu ruuuuup… Duuuu ruuuuup… Toute la bâtisse tremblait… La vibration leur perçait les tympans… La minute qu’ils vécurent alors leur parut interminable… Duuuu ruuuuup… Ils avaient la sensation que leur cerveau allait éclater…

Le commandant Jokron fit feu avant même que la porte se fût complètement ouverte. Dans la même seconde, Koel et Bissis tiraient aussi. Trois boules lumineuses qui évoluaient dans l’espace à une vitesse folle se volatilisèrent. Mais d’autres surgissaient de l’horizon. Les astronautes, pour mieux voir, s’avancèrent sur le sol glacé, et de nouveau leurs pistolets atomiques crachèrent, avec un fracas épouvantable qui se mêla aux stridences des durups.

Ni Jokron ni Koel n’avaient encore vu ces créatures d’aussi près, ni aussi distinctement. C’étaient des corps lumineux, verdâtres, légèrement oblongs plutôt que sphériques, avec un renflement à l’avant – une sorte de tête. Quant à Bissis, c’était la première fois qu’il les voyait. Mais il savait, lui aussi, se servir d’un pistolet atomique avec une adresse consommée.

Il avisa une échelle de fer le long du mur du hangar et il grimpa sur le toit avec agilité, malgré son lourd scaphandre. Il se remit aussitôt à tirer, démolissant une quinzaine d’assaillants en moins de quinze secondes. Ses compagnons, constatant qu’il était mieux placé qu’eux pour cette lutte défensive – car il pouvait voir maintenant dans toutes les directions – le rejoignirent. Pendant une minute ou deux, le ciel fut encore sillonné, au-dessus de leurs têtes, de boules de feu hurlantes et qui éclataient avec un petit bruit mat lorsqu’elles étaient touchées par le flux terrible des pistolets. Puis les durups, surpris par cette résistance à laquelle ils ne s’attendaient sans doute pas, cessèrent de voler au-dessus des installations minières. Mais toutefois, ils ne s’éloignèrent pas tout à fait. Ils décrivirent de grands cercles autour de la petite cité industrielle. La lumière qui émanait de leurs corps suffisait pour éclairer le paysage. La vaste plaine glacée avait une couleur verdâtre. C’était un spectacle hallucinant.

Rad Bissis entendit dans son casque la voix du commandant Jokron qui lui disait calmement :

— Je vous félicite, lieutenant. Votre idée de monter sur ce toit nous a probablement sauvés…

— Mais ce n’est pas fini, dit Koel… Ils sont en train de se rassembler et ils délibèrent probablement sur la tactique à suivre… Avant cinq minutes, ils vont nous attaquer en masse… Et dans ce cas-là…

— Oui, dit Jokron. Je crois que nous n’avons plus qu’une chance… C’est que le Gaurisankar réagisse promptement. Il réagira si nos hôtes ne se sont pas trop affolés et l’ont prévenu aussitôt… Comment vous sentez-vous, Bissis ?

— La tête lourde, commandant. Mais très calme.

— Je sais. La première fois, on a la tête brisée. L’essentiel est de garder son sang-froid.

— Rad Bissis, dit Koel, est aussi calme qu’un vétéran.

Ils restèrent silencieux quelques instants, inspectant le ciel de tous côtés.

— Dommage, dit Jokron, que nous ne puissions pas correspondre avec le Gaurisankar. Ces scaphandres ne sont munis que de postes de radio très rudimentaires. Ah ! Nous nous sommes laissé surprendre. Mais c’est bien la première fois que les durups attaquent une planète… Voilà qui devient inquiétant.

— Attention, fit Koel. Regardez, là-bas…

À l’horizon, du côté où l’étoile Loho s’était couchée, les corps lumineux étaient plus nombreux que partout ailleurs. Ils devaient se rassembler pour une attaque.

— S’ils foncent sur nous en masse, dit Jokron, il faudra pratiquer la méthode du tir continu… Nous viderons peut-être nos pistolets rapidement, mais c’est notre seule chance en attendant les renforts.

Il y eut quelques secondes de silence très tendu.

— Ils arrivent, dit Bissis.

— Ne tirez pas trop tôt… Attendez mon commandement. Préparons-nous, s’il le faut, à mourir comme des astronautes…

Duuuu ruuuuup… Le bruit approchait, formidablement. Les durups semblaient ne former qu’une seule masse lumineuse, une sorte de gélatine verdâtre et phosphorescente qui arrivait sur eux à toute allure.

— Feu ! cria le commandant.

Les trois pistolets atomiques crachèrent en même temps et continuèrent à cracher sans discontinuer. La masse qui fonçait sur eux sembla s’ouvrir, s’écarter en deux tronçons qui filèrent l’un sur la droite, l’autre sur la gauche. Le commandant Jokron vacilla et tomba. Bissis eut la sensation qu’il devenait fou, que son crâne allait éclater. Le fracas était terrifiant. Koel hurla :

— Mon pistolet est vide…

Puis il y eut une accalmie. Le flot était passé – sans les tuer – à cause de la brèche qu’ils y avaient faite. Le commandant se releva avec peine. Ils l’aidèrent à se mettre debout.

— J’ai eu un étourdissement, dit-il. Et mon pistolet est vide.

Mais déjà les durups, emportés par leur élan à une quinzaine de kilomètres de là, se reformaient et revenaient à toute allure.

— Cette fois, nous sommes perdus, dit calmement Jokron.

— Non, commandant, s’écria Koel. Regardez… Là-bas…

Dix points noirs venaient d’apparaître dans le ciel.

— Les patrouilleurs ! Nous sommes sauvés !

La bataille fut rapide. Les petits astronefs arrivèrent avec un bruit de tonnerre au-dessus de la cité minière. Les rayons Gamma sillonnaient le ciel, y mettant des lueurs bleues pareilles à des éclairs. Les durups explosaient comme des bulles de savon. En un clin d’œil, le ciel fut balayé.

— Nous pouvons descendre, dit le commandant. Nous l’avons échappé belle.

*

* *

Le directeur de la Mine et sa famille étaient sains et saufs. Quelques installations minières sans grosse importance avaient souffert. Trois hommes qui se trouvaient dehors dans leurs scaphandres avaient péri. Sur toute la planète, régnait maintenant l’angoisse – et aussi sur toutes les planètes dans le voisinage desquelles se trouvaient des durups. On savait que maintenant ceux-ci ne s’attaquaient pas uniquement aux astronefs.

Le premier soin du commandant Jokron – qui ajourna le départ du Gaurisankar de quelques jours – fut de mettre Verga V en état de défense. Il puisa dans l’arsenal du porte-destroyers pour armer la ville principale, les installations minières et les quelques postes isolés épars sur ce globe glacé. Il fut aidé dans cette tâche par Koel et Bissis, dont il avait pu mesurer le courage, et qu’il avait attachés à son état-major personnel.

Rad Bissis eut l’occasion de revoir Nora – qui maintenant semblait en adoration devant lui. Vingt fois, il avait failli lui avouer son amour (car il avait compris qu’il était follement amoureux d’elle) mais chaque fois sa timidité l’en avait empêché. Il était pourtant visible qu’elle n’attendait qu’un mot pour se jeter dans ses bras.

Cinq jours s’écoulèrent ainsi. La peur commençait à se calmer. Les durups n’avaient pas fait de nouvelles apparitions. Le Gaurisankar devait, le lendemain, regagner l’espace. Rad eut un terrible désappointement. Il s’était rendu à la cité minière pour prendre congé des Wilty, mais surtout pour avoir un entretien décisif avec Nora. Il apprit que la jeune fille avait dû partir d’urgence en autoplan pour un petit poste situé à cinq mille kilomètres de là, afin d’y soigner trois personnes gravement malades.

Rad regagna la base la mort dans l’âme.

Mais un drame plus terrible encore que le précédent allait s’abattre sur la planète.